Studio-Théâtre
de Vitry

CHRONIQUE 6

"Sur place, la surface du terrain semble plus vaste que vue du ciel ou d’un dernier étage de la dalle. A vol d’oiseau, son dessin ne ressemble à aucune forme géométrique identifiée, aucun de ses côtés n’étant parallèles et c’est presque miraculeux car partout dans les villes, à l’extérieur comme à l’intérieur, l’orthogonalité conditionne nos perceptions de l’espace. Au sol, le tracé des lignes dessinées par le jardin/terrain semble ne pas avoir été réellement décidé, mais adapté à ce qui se trouvait déjà sur place, partout autour, et n’en bougerait plus. Un terrain sans barrière ni grille pour en empêcher l’accès, en libre accès 24h/24h sans rien enfermer, ni personne, aucun être vivant. Dans les archives, un article indique qu’«à l’intérieur de ce triangle sur 6500 m2 sont prévus 2000 m2 de gazon, 79 arbres dont 73 marronniers blancs, 6 paulownias aux jolies fleurs bleues, 3000 arbustes, du lierre etc... ». Les enfants les ont comptés l’autre jour, 18 marronniers sont bien là. L’étaient peut-être déjà. Mais le reste a disparu ou jamais existé. Futur d’alors non encore advenu. En faisant défiler l’archive linéaire constituée sur le site des Cahiers du Studio du Studio-Théâtre de Vitry depuis la première visite du terrain en septembre 2021, je regarde la masse de documents accumulés en quelques semaines : photographies d’archives noir et blanc ou prises avant-hier avec un téléphone, plans cadastraux photocopiés, extraits d’oeuvres littéraires, vingt-trois pratiques chorégraphiques retranscrites, playlists inspirées des goûts musicaux de passantes et passants à qui l’on a demandé quelle chanson pourrait traverser le terrain ; des portraits de passeuses en charge de transmettre tout cela, des bouches en gros plans d’habitué.e.s du lieu, quelques mégots ramassés un par un, des pensées éparses, un trousseau de clés, une plume, des graffitis... cette archive dit quelque chose de ce que L’usage du terrain a brassé, sans pour autant livrer tout de ce qui s’est joué aux jardins Audigeois. Tout ce qui, justement, a échappé à la documentation ; ce qui, personne ne l’ayant remarqué et/ou vu et/ou senti ou/et entendu, n’aurait pas été enregistré. Et en six semaines, quels types d’insectes ont survolé l’endroit, s’y sont posés ? Quelle masse de pollen transportée ? Combien de sourires adressés ? De litres d’alcool ingérés ? De feuilles mortes incrustées sous les semelles ? A quelle fréquence les chuchotements, les invectives, les insultes ? Quel reflet de la lune entre les marronniers ? Quels animaux de compagnie égarés dans les blés ? Combien de rongeurs tapis dans l’ombre ? De papillons au m2 ? De courses-poursuites ? De retrouvailles ? De perditions ?"

Marcelline Delbecq
Le 09/06/2022