studio-théâtre
vitry


CHRONIQUE 3

" Le terrain appartient à tout le monde. Il est ouvert jour et nuit, sans barrières ni gardien, sans chien ni vigile.On peut y aller et venir à n’importe quel moment, le traverser, s’y installer, y pique-niquer, jouer à la pétanque. Y dormir, boire, fumer. Y jouer ou attendre. On peut s’y retrouver, s’y cacher, s’y perdre. On peut aussi y penser la danse d’une manière que seul cet endroit conditionne. Non pas qu’elle ne puisse exister ailleurs, mais il se trouve que c’est là qu’elle advient d’une manière qui lui est propre et intrinsèquement liée au lieu, à celles et ceux qui le partagent.
La danse pourrait même devenir un personnage à part entière, une entité à la fois incarnée et fantôme que l’on nommerait « Elle » et qui serait faite pour « être vue d’en haut, faire craquer les feuilles, dessiner avec l’ombre, disparaître pour mieux exister et être tout sauf elle-même. Là aussi, ici et maintenant, changeant de couleur perpétuellement (myosotis, lila, vert d’eau, safran), distraite sur le monde alentour en y cherchant des reflets et faire penser à mille choses ». Elle, ni enfant ni femme ni homme ni animal ni végétal ni objet, mais sortie des corps d’Ana, de Salomé, d’Antoine, de Djino et de Rémy présent.e.s aujourd’hui — ces voix et corps qui, chacun, portent et transportent leur propre histoire comme leur mémoire. Et un peu de celle des autres peut-être : celle de gestes, de pensées, de lectures, de rencontres et d’écoutes que cet endroit fait étrangement résonner. Chaque jour, ces corps qui, déposent quelque part au creux du terrain ce qu’Elle s’est invitée à y faire.
Les fleurs de marronnier ont entièrement recouvert la place comme par enchantement, un enchantement furtif que personne n’a sans doute remarqué. Un femme traverse l’allée centrale, ou plutôt les arbres alignés au centre, en donnant l’impression de s’être élancée après un « moteur» crié par le cinéaste Abbas Kiarostami. Les déchets ont été soigneusement déposés autour de la poubelle d’où pend un sac transparent presque vide. Il faudrait pouvoir décrire à quel rythme les choses se passent, d’où elles viennent et où elles repartent, tout en nommant ce qui advient quelque part entre elles et dans un flux continu aux temporalité disjointes.
« Pratiquer en télépathie ». Le vent disperse les feuilles et le sable, au sol les papiers éparpillés disparaissent dans les herbes hautes. De nombreux insectes en vol se mêlent aux fleurs de marronnier dans leur chute. Comment projeter ici quelque chose qui n’a pas encore eu lieu ? Comment raconter tout ce qui, au fur et à mesure des pratiques quotidiennes, s’est déposé sans avoir laissé de trace ? Une fois les consignes données, les corps se répartissent dans l’espace, chacune et chacun faisant abstraction du reste du groupe, plongé.e. dans une musique au casque. Une femme passe en téléphonant. Celle qui s’arrête pour discuter avec une autre tenant un bébé dans les bras, ou encore celle en vêtements orange et beige dont la pince saisit un par un les déchets éparpillés autour des poubelles de la dalle Robespierre, ne savent pas ce qui se joue, ce qui est sur le point de se jouer. Et ni Salomé, Ana, Antoine, Djino, Rémy ou moi ne savons ce que chacune des danses inscrira de manière tangible dans l’espace ; ce que les pieds, les bras, les mains vont dessiner tandis qu’autour d’autres pieds, bras et mains (telle celle qui, à ma gauche gratte, frénétiquement une liasse de jeux d’argent), dessinent aussi sans le savoir ou sans y penser un mouvement bientôt déposé quelque part et que la danse, Elle, attrapera peut-être au vol."

Marcelline Delbecq
Le 10/05/2022