CHRONIQUE 2
" Comment dans cet endroit, à cet endroit, trouver quelque chose qui ne soit pas tant d’ici que de là-bas, quelque chose de fixe, de mouvant, de réel qui, à force d’être regardé, puisse évoquer tout autre chose et ne plus rien avoir à voir avec la réalité ? Nolwenn debout sur un banc photographie de près des branches de marronnier, une femme aux cheveux gris noués en chignon fouille dans les grands containers de poubelles de la dalle Robespierre, en sort un pantalon et d’autres choses que je ne vois pas de loin. Une jeune femme passe avec un caddie, Nolwenn dans les herbes hautes. Que ou comment faire pour qu’en une fraction de seconde, le terrain puisse transporter dans l’imagination de quelqu’un d’autre ? Suffit-il de le décider ? Sur un vélo électrique un livreur Getir tend les jambes comme s’il était à la proue d’un bateau à moteur en se laissant porter. Une femme âgée se déplace très lentement au milieu des herbes hautes, appuyée sur sa canne. Suspension volontaire de l’incrédulité ? Trois hommes sur les bancs discutent en écoutant en boucle une chanson de Reggae à un volume très bas. Les cloches de l’église, peut-être midi. Un chihuahua aux aguets. Il y a des millions d’années ici c’était la mer. Et le Tchad. Au sol un squelette de mammifère marin. Un rhinocéros poussant un train là où d’autres voudraient y voir une trace de la Renaissance. Chacune et chacun son tour devient guide du terrain en pointant des traces rendues fictives. A l’intérieur de la bourse du travail, dos à une fenêtre surmontée de jonquilles autocollantes, une femme déjeune seule dos au soleil.
Ici c’est le paradis, c’est paradisiaque. Un très beau supermarché du weekend à ciel ouvert. La boutique que
la Reine parraine. Au fond, un distributeur de papillons, d’eau. Le buisson est la chevelure de la Reine. Un
tronc donne la pointure d’une chaussure à talon, celle d’une femme avalée par un crocodile. Un kiosque ouvert dont il ne reste pas de trace au sol. La voix porte au fil de gestes qui prétendent un usage du lieu n’ayant
jamais eu lieu.
À la place des herbes hautes : des bosquets. Pas de portier dans l’ancienne Mairie mais un passage pour
Zorro, là, entre les deux murs. Un plan d’eau, un lac aux cygnes et un pont à enjamber. Sur une tour cylindrique le graffiti d’un couple sur le point de s’embrasser en fermant les yeux, baiser qui n’adviendra
jamais ou toujours sur le point de se réaliser. Les escaliers vers la dalle Robespierre sont ceux du métro newyorkais, du Festival de Cannes. Les mèches allumées des lampadaires par le grand-père. La cour de l’école
comme terrain d’atterrissage d’ovnis en 1971, 1972.
Le terrain se transforme au fur et à mesure des récits qui s’y superposent (un insecte vient de se poser sur le
mot « superposent » tout juste écrit). Et quatre prophètes viendront du Japon. "
Marcelline Delbecq
Le 03/04/2022