studio-théâtre
vitry


CHRONIQUE 5

"Le terrain appartient à tout le monde et surtout aux enfants qui le traversent chaque jour pour aller à l’école,
en revenir, y retourner, cette école dont la cour et son activité aussi fébrile que permanente offrent au
jardin/terrain une bande-son en écho, mélange de voix indistinctes prises dans leurs jeux et échanges
passionnés.

Ana, Anne, Antoine et Rémy retrouvent la classe de CE2 de Barbara en début d’après-midi. Antoine propose aux enfants, par petits groupes de 5 ou 6, de relier les arbres entre eux avec une longue, très longue et fine corde de couleur, pour essayer de comprendre ce qui, à la surface comme sous terre, les lie entre eux justement, leur permet de communiquer et de se comprendre dans une langue sans mots, sans voix.

Rassemblés en un large cercle (certains hésitent à se donner la main), ces petits visages dont certains semblent déjà adultes, aux prénoms tous porteurs d’une histoire qui n’appartient qu’à eux, ont des vêtements où apparaissent dans un mélange de langues hégémoniques :

Bisous
bisous
bisous

Los Angeles California 96

Friend
love
chic

I’m in a super girl gang

California West Coast

Fly emirates

Fun all day

tik tok

Football (devant)
France 9 (derrière)

blah
blah
blah

J’aurais dû demander à chaque enfant de traduire ces courts messages dans la langue parlée à la maison, une langue d’Asie ou d’Afrique ou d’Europe de l’est que le français met en sourdine comme pour ne pas prendre acte de son propre passé.

Au loin un couple passe en portant une gerbe mortuaire, marche d’un pas pressé.

Comment se disent « I’m in a super girl gang » en swahili ? En lingala ? « Bisous bisous bisous » en roumain ? « blah blah blah » en khmer ? Pourquoi n’ai-je pas demandé à chacune et chacun, tant que le cercle tenait encore, un mot qu’enfants et adultes autour ne connaitraient pas, n’auraient jamais entendu, et collecté ce que ces petites voix (entendues à d’autres moments dans la cour sans être identifiées) auraient lâché au gré du vent, un mot envolé pour être attrapé par d’autres oreilles, d’autres imaginaires. Et peut-être inscrit en creux d’une écorce bientôt entourée d’une fine corde.

Le cercle se défait pour que les groupes puissent se former (mixtes et à contrecoeur parfois), se répartissent la création d’un écheveau petit à petit constitué, bobines très vite emmêlées pour être laborieusement débobinées. Antoine propose de partir de l’arbre le plus ancien (mais lequel ?) et de lui choisir un comparse, puis un autre, créer un enchevêtrement de fils traçant de possibles itinéraires à pratiquer, courir d’un tronc à l’autre en suivant la ligne, en comptant les pas, puis une autre ligne qui bifurque et n’appartient pas à la même bobine. Anne propose d’inventer ce que serait la danse de l’arbre. Comment danser pour un arbre, avec lui, pour lui ? Comment le faire danser en se mouvant soi-même ? Les passantes et passants contournent les fils qui strient l’espace en souriant, de jeunes adultes saluent Barbara, leur institutrice d’il y a peut-être dix, quinze, dix-huit ans dont ils se souviennent parfaitement.

Sur les panneaux de bois autour d’un des dix-huit arbres, les photographies de Nolwenn et la chronique 4 ont supporté la pluie. Seule une photographie d’un groupe de dos a été soigneusement retirée, emportée quelque part. Il n’en reste que les punaises, à leur place initiales. Le regard du jeune homme sur le portrait noir et blanc s’illumine chaque fois que les branches laissent passer un rais de lumière. Son oeil brille. En rentrant de la piscine, une autre maîtresse s’arrête avec son petit groupe pour regarder les photos, lire la chronique ; un temps pris pour que certaines choses déposées dans le jardin fassent aussi leur chemin chez ce petit monde aux sacs à dos orangés.

Et pendant que les adultes rembobinent les cordes et que les enfants vont en récréation dans la cour juste de l’autre côté de la grille, je me demande si la jeune fille peinte, dont je remarque aujourd’hui seulement qu’elle fronce les sourcils, ne regarde pas tout cela d’un air un peu sévère, se disant que les adultes feraient bien de se prendre un peu plus souvent pour des enfants.

Marcelline Delbecq
Le 24/05/2022