Un manifeste en faveur du présent.
J’utilisais plus haut les mots « moderne » et « désuet » pour qualifier cette écriture: dans cette contradiction assumée résident pour moi l’actualité et la subversion poétique que je souhaite mettre en scène. Cette temporalité si indéfinissable se révèle être un manifeste en faveur du présent, et s’il joue avec les codes du passé, c’est pour mieux nous renvoyer à la réalité de l’homme contemporain qui « crie comme un nouveau-né dans les langes sales de cette époque » (Walter Benjamin).
Je crois en la nécessité de faire entendre ces mots, et les premières représentations ont révélé l’écho profond qu’ils font résonner dans le cœur du spectateur. Parce qu’une même vulnérabilité nous relie. Le réel, l’âpreté du monde, le quotidien des humbles et des anonymes, auxquels Walser confère une grâce poétique et une dignité militante, sont le cœur et l’objet de la recherche. Sous la fantaisie du conte, la déshumanisation avance ses pions, l’armée du salut prépare la soupe.
Du roman à la scène : l’enfance du théâtre.
Mon adaptation n’est pas une réécriture : tous les mots du spectacle sont ceux de Robert Walser. Le fil narratif suit le parcours de Simon, fragmenté en 8 stations et rythmé par les saisons. Le projet de mise en scène est lié à l’oralité du roman: à chaque page, Walser ouvre des guillemets et laisse parler ses personnages en d’extraordinaires monologues, sensibles, littéraires, musicaux, qui confèrent au roman sa limpidité et sa spontanéité. Sur scène, cette écriture devient une forme particulière, parfois introspective et poétique, parfois virulente et contestataire, de dialogue théâtral. Et doucement, ce qui relie les personnages, à savoir leur origine romanesque, vient sertir ces dialogues. La narration s’invite peu à peu, par la voix même des personnages, comme un lien tacite entre eux, et avec nous. C’est un théâtre à l’état naissant, qui n’oublie jamais ses origines romanesques (« c’était comme un conte », écrit Walser), mais qui y puise l’essence de l’adresse théâtrale, la singularité des personnages, mais aussi l’ironie profonde, fondamentale.
Pour ce qui est de la mise en scène à proprement parler, le texte pose une question qui me passionne, liée à l’essence même du jeu et de la parole au théâtre. On ne raconte pas une histoire de la même manière lorsqu’elle est écrite pour le théâtre et lorsqu’elle y est transposée. Ici, les personnages doivent naître alors même qu’on les découvre, le jeu que nous recherchons avec les acteurs doit être au plus près de la langue, pour que la radicalité nous surprenne, nous attrape sans crier gare. Les acteurs voyagent insensiblement entre l’incarnation et la pure présence, afin que la violence (sociale, familiale, amoureuse) se révèle comme si eux-mêmes ne la soupçonnaient pas. Elle sourd, et n’explosera jamais, mais deviendra tangible dans la parole et dans l’écoute.
Il est courant de parler au théâtre de la jeunesse, du passage à l’âge adulte, de la colère qui l’accompagne, de la révolte comme issue nécessaire. Mais la manière dont Walser en parle est unique. Parce que précisément, il ne brise rien, il ne fait pas de bruit, il écoute beaucoup. J’ai travaillé avec les cinq comédiens à découvrir cette force dans le jeu. Simon a de la gouaille et un aplomb formidable, il commence le spectacle avec ça, mais il sait aussi tellement bien se taire, écouter. Chaque prise de parole des personnages est comme un aveu, qui engage leur vie mais sans préméditation, dans l’évidence de l’instant. Aussi lorsque l’aveu est fait, lorsque le désespoir est exprimé, on ne l’a pas senti venir, et c’est presque joyeusement que l’on s’est laissé aller à parler, et que l’on continuera sa route. Parce que tout ça est joyeux, il est important de le redire : « tout va très bien, comme cela ne peut pas aller mieux quand on est à la veille de devenir un homme », c’est Simon qui le dit à la fin, et tout porte à le croire…
Fratrie et communauté de jeu. J’ai choisi de concentrer le spectacle sur les cinq figures essentielles de l’histoire : Simon, Hedwig (sa soeur institutrice), Kaspar et Klaus (ses frères, l’artiste peintre et le docteur), et Klara, la logeuse, l’amour, la fée. Les employeurs de Simon existeront par le biais de voix off, pour ne donner à voir que ces cinq figures. En nous concentrant ainsi sur la fratrie, nous allons à la recherche d’un théâtre intime, dont le coeur est l’acteur. La notion de fratrie me touche dans la mesure où, en sourdine, elle rejoint la question de l’enfance : l’enfance enfuie des enfants Tanner est une couleur qui régira le rapport au jeu et à l’espace. Nous portons en nous notre enfance endormie, et chaque mot de Walser en porte la trace. Avec les comédiens, réunis pour la première fois, nous nous attachons à inventer notre fratrie rêvée, soudée et brisée, évidente et improbable.
Hugues de la Salle