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Résidence de Recherche Hugues de la Salle - Du 04/09/17 au 09/09/17 Hugues de la Salle, comédien, metteur en scène Avec les comédiens Suzanne Aubert, Jeanne Vimal, Clément Barthelet, Adrien Serre et la scénographe Camille Vallat Dessins : Camille Vallat
2017-09-03 09:00:00
Se souvenir, avant d’arriver ici, qu’on a appelé « Studios », à Moscou, les structures pédagogiques et expérimentales qui permettaient à un acteur ou un metteur en scène de développer son activité artistique en dehors des contraintes des théâtres existants. « Le premier Studio du Théâtre d’Art fut fondé par Stanislavski et confié à Meyerhold. Il devait servir de « laboratoire » du système. Vakhtangov, Mikhaïl Tchekhov, Alexeï Popov, notamment en sont issus. S’ouvrirent ensuite le deuxième et le troisième Studio du Théâtre d’Art (celui de Vakhtangov) et la mode des Studios proliféra à Moscou dans les années vingt et trente. »
2017-09-03 23:58:00
2017-09-04 02:00:00
Ensuite, faire remonter quelques souvenirs de cinéma. Vanya 42e rue, Louis Malle La caméra circule dans des rues de New York, s’attarde sur des personnes, qui marchent, se rencontrent, et finissent par se réunir devant une porte. Ils entrent dans ce qui se révèle être un théâtre, une espèce de Bouffes du Nord superbe, se saluent, commencent à parler de tout et de rien, et insensiblement, sans que l’on perçoive la bascule, ils sont en train de jouer Oncle Vania, dans leurs costumes de ville, autour d’une table. On est en train d’assister à un filage, qui a toutes les apparences de la vie. Même si l’on a bien conscience qu’il s’agit d’un film (donc joué), et d’un film de théâtre. Ces êtres sont des comédiens, interprétant des comédiens. Le point central du film n’est donc pas Vania et ses personnages, mais la rencontre de ces différentes strates de jeu.
2017-09-04 02:00:00
2017-09-04 02:01:00
Holy Motors, Leos Carax Quelques plans nous transportent dans un espace-temps multiple, sans repère narratif: un cinéma, un chien dans les allées du cinéma, un homme en pyjama ouvrant une porte dans un mur, un visage d’enfant par une fenêtre. (Si ma mémoire est bonne). Puis un semblant de fiction : un homme manifestement riche, puissant, sort de sa maison luxueuse, monte dans une limousine. Là il se costume dans ce qui se présente comme une loge de ciné. Le choc n’est pas tant dans ses métamorphoses successives, qui rythment le film, que dans les accrocs qui mettent à mal ce semblant de linéarité : - Après plusieurs séquences où cet homme endosse des rôles (mendiante, gangster, créature monstrueuse, père de famille…), la limousine a un accrochage avec une autre limousine, semblable. Et l’on réalise que cet homme n’est pas une exception, il est comme tous les autres, et tous sont comme lui : des acteurs en mutation permanente. Il aperçoit dans cette autre limousine une femme qu’il reconnaît et qui le reconnaît, même s’ils sont méconnaissables. Ils se sont connus déjà, mais ils étaient d’autres. Et tous deux commentent leur transformation : tu es qui maintenant ? Tu t’appelles comment ? On t’a vieilli ? - L’ultime costume de cet homme : la conductrice de la limousine lui remet des clefs, le dépose devant un pavillon de banlieue. C’est ici qu’il dormira, qu’il se lèvera le lendemain, pour recommencer la ronde des transformations. L’identité sous laquelle on l’a découvert au début du film n’était pas plus réelle que les autres.
2017-09-04 02:20:00
2017-09-04 02:30:00
La Nuit américaine, François Truffaut Le premier plan, dans une rue de Paris. Le mouvement ascendant de la caméra nous révèle que ce que nous voyons, et considérons naturellement comme la fiction que nous voulons suivre, est un tournage. La dernière scène est celle des adieux de tous les membres de l’équipe du film. Entre temps, il y a eu des ruptures, des rencontres, un décès, la vie quoi, mais une vie vraie et fausse à la fois, celle qui se tissent entre des gens dont la profession est de recréer une fausse réalité.
2017-09-04 02:30:00
Ces quelques exemples pour essayer de cerner les contours d’un motif qui me trouble toujours, la plongée dans la fiction, le doute et les cahots qu’elle suscite. Spectateur très naïf, attaché que je suis à la notion de personnage, aux belles histoires, aux émotions premières, je crois que ces émotions viennent essentiellement du fait que je sais toujours que plus c’est vrai, plus c’est faux, et inversement.
2017-09-04 02:40:00
C’est la base de ce qu’on fait, certes. C’est même un peu évident comme constat, j’en conviens. Donc l’objet de notre recherche ne sera pas de théoriser un propos, mais de se laisser griser par cette ambivalence. Nous faisons du théâtre, nous endossons des rôles, nous tâchons de les rendre crédibles, de leur apporter l’humanité qui leur donne un sens et une nécessité. Et ce travail n’est guère différent de la vie. D’ailleurs, et Truffaut le montre avec une pointe d’amertume, le fait d’en faire notre métier nous contamine peut-être un peu, dans nos vies quotidiennes. ("Ecoute Alphonse. Viens. Tu vas rentrer dans ta chambre, hein. Tu vas relire le scénario, tu vas travailler un petit peu et tu vas essayer de dormir, hein. Demain c’est le travail, et le travail est plus important. Ne fais pas l’idiot Alphonse. Tu es un très bon acteur, le travail marche bien. Je sais il y a la vie privée mais la vie privée elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie Alphonse, il n’y a pas d’embouteillages dans les films, il n’y a pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit. Des gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma. Salut Alphonse, je compte sur toi." La Nuit américaine) Ou : "Je tourne toujours autour de la question qui me tourmente depuis trente ans : le cinéma est-il plus important que la vie ?"
2017-09-04 02:50:00
« (L’amour – c’est la vie, pas d’amour… Aimer, pour Sonetchka, c’était – être, ou mieux, ne pas être afin de se réaliser en l’autre.)
2017-09-04 10:00:00
« J’ai dit « les personnages ». En réalité, dans mon histoire, il n’y avait pas de personnages. Il y avait l’amour. C’était lui qui agissait à travers les personnes. »
2017-09-04 10:01:00
Pour débrouiller cette question, je m’intéresse à ce texte de Marina Tsvetaeva, Histoire de Sonetchka. Le texte est passionnant à la base, Tsvetaeva est une poétesse immense, une figure tragique, qui se montre ici dans toute son intimité flamboyante. Chez elle, les sentiments sont toujours trop forts, elle ne connaît pas la demi mesure, la pudeur raisonnable. Et ce récit m’intéresse parce qu’il n’a pas du tout la forme d’un chef d’œuvre, mais sa nécessité absolue est tangible dans chaque mot.
2017-09-04 10:05:18
2017-09-04 10:20:00
1937 : Marina est en exil en France. (Elle a quitté en 1922 la Russie Bolchevique). Elle apprend que deux ans auparavant, en 1935 donc, Sonia Holliday est morte. Elle écrit son histoire, parce qu’elle ne peut pas ne pas le faire. Sonia, elle l’a rencontrée à Moscou dans les années qui ont suivi la Révolution d’Octobre, 20 ans avant. Sonia était élève comédienne au IIème Studio d’Art de Moscou. Dans ces années de famine, de misère, l’effervescence artistique était immense. Marina, poétesse déjà reconnue, n’a guère d’affinité pour le théâtre. Mais lorsqu’elle rencontre Pavlik, Ioura, Volodia, Sonia, tout ce groupe de jeunes gens acteurs, passionnés, beaux, elle se passionne à son tour pour leur art et surtout pour eux. Elle leur écrit des pièces. Elle les aime d’amour fou. Donc en 1937, elle opère un retour en arrière, une plongée dans le souvenir, elle fait ressurgir le Moscou de l’époque, la jeunesse, la Révolution, la beauté, la poésie, l’amour. Elle écrit par bribes, dans toute la confusion du souvenir. Elle réinvente beaucoup, sans doute. Ce qu’elle raconte est évidemment infléchi par les 20 ans de distance, par la douleur qu’a été sa vie depuis, par l’amour qui imprègne ses souvenirs. Mais on a affaire à quelque chose qui ressemble à la création théâtrale et à ses ambiguïtés : des personnes réelles, certaines sont toujours vivantes, transformées en figures littéraires, dont on commente au présent l’attitude passée dans la vie et sur scène. Elle les fait parler comme un auteur de théâtre. Mais ce qu’elle aime (chez Sonia) c’est que Sonia sur scène et Sonia dans la vie, c’est la même chose, la même grâce brute, la même franchise. Et c’est aussi ce qui fait que les gens qui travaillent avec elle n’aiment pas Sonia. C’est trop facile pour elle. Où est la vraie ?
2017-09-04 10:20:00
2017-09-04 10:20:16
2017-09-04 10:20:38
Il n’est pas dit que ce récit soit vraiment une matière à jouer. Il faudra voir. Mais en tout cas on va essayer : de mettre au plateau la démarche de Tsvetaeva, de donner naissance à ces personnages qui n’en sont pas et qui seront vous, d’une certaine manière. Ce sont des acteurs. Ce sont des gens. On les fait naître, on les fait jouer. Si c’était un spectacle, il aurait la forme d’une répétition.
2017-09-04 10:25:00
Placer notre démarche à l’endroit du vacillement. Le geste d’écriture de Tsvetaeva nous y invite. La re-création d’un monde aboli nous place à la limite qui sépare le réel de la fiction. Réunissant dans le même instant le passé lointain et le présent de la remémoration, il fait se fusionner ces extrêmes, unifiés par la brûlure des sentiments. Dès lors, plus de passé et de présent, mais un moment unique, à déplier. Celui du théâtre, donc, pour nous. Et c’est d’autant plus complexe que les événements relatés sont eux-mêmes saisis par le théâtre. Avec tout ce qu’il suscite d’admiration et de méfiance. Tout ça peut en effet se lire comme le récit des complications amoureuses qui font le quotidien d’un groupe de jeunes acteurs, qui savent ou ne savent pas utiliser le théâtre comme outil de vérité ou de mensonge. (On pourrait aussi insérer là un travail sur les premières scènes du Songe, de Strindberg. Là aussi le réel et la fiction se créent l’un l’autre, dans une logique certaine mais indiscernable, où l’on se demande surtout et avant tout qui rêve. On n’aura pas le temps.)
2017-09-04 11:00:23
2017-09-04 11:26:41
Lecture des premières pages. Esquisse d’une figure, celle de Sonetchka, jeune comédienne douée probablement, mais c’est à peine la question. Tchekhov en filigrane, La Mouette et ses gens de théâtre. Et la photo célèbre qui montre Tchekhov lisant sa pièce à la troupe du Théâtre d’Art. Tsvetaeva fait surgir tous ses souvenirs d’un moment semblable : la lecture qu’elle a faite de sa pièce La Tempête de Neige aux acteurs du Studio, réunis autour d’elle sur la scène.
2017-09-04 14:30:00
2017-09-04 14:32:00
2017-09-04 14:40:59
Tsvetaeva n’aime pas Tchekhov. Déjà parce qu’elle n’aime pas le théâtre, mais peut-être aussi parce que ces histoires trop réalistes de bourgeois, elle en est loin : pour elle l’écriture est un geste qui doit transcender les choses, sans sourdine aucune. Quitte à les projeter dans un univers qui n’existe pas, un 18eme siècle rêvé, par exemple. C’est intéressant de voir comment elle fantasme la relation Sonia-Iouri dans sa pièce La Fortune, où elle écrit pour Iouri Zavadski le rôle d’un noble condamné à la guillotine, une beauté vide, car la beauté c’est aussi la mort, que l’innocence (Sonia) ne peut pas rattraper et sauver.
2017-09-04 15:30:07
2017-09-04 15:32:48
2017-09-04 15:35:24
2017-09-04 15:36:48
L’amour, la liberté, la possession. L’amour sans objet, l’amour perdu dans le moi. L’amour de l’amour. Dévoration et possession. L’amour comme une mort programmée. Un échec et une victoire. L’amour comme un duel avec soi, avec l’autre, avec Moscou affamée en 1919.
2017-09-04 16:00:42
« Par principe je déteste les églises officielles triomphantes. »
2017-09-04 16:10:26
Jouer. Quels acteurs sont-ils, ces acteurs des IIème et IIIème Studio ? Que nous racontent ces noms de Vakhtangov, Mtechedelov ? Prend-on assez le temps de se demander ce que c’est, jouer, et pourquoi on le fait ?
2017-09-04 16:15:18
2017-09-04 16:45:11
2017-09-05 10:10:33
L’espace. « Nous étions à l’hiver 1918-1919. Encore en 1918, en décembre. Dans un théâtre, sur scène, je faisais lecture aux élèves du Troisième Studio de ma pièce La Tempête de neige. Dans un théâtre vide, sur une scène pleine. » Emprunt à Grüber : il s’agit moins de « faire théâtre » que d’interroger l’étrangeté des lieux ainsi nommés et des activités auxquelles on s’y livre. L’étrangeté est permanente pour nous, qui fréquentons ces lieux. Elle est d’autant plus forte pour Tsvetaeva, qui y vient en intruse, admirative et méfiante. « Nous étions en octobre 1917. Oui, cet octobre-là. » Peu de référence à l’actualité dans le texte. Mais le monde est là, juste derrière la porte du IIIème Studio. L’espace serait une salle de répétition, neutre, murs blancs, plancher blond, lieu dont on se souvient, que l’on réinvente avec le souvenir, et espace-piège, un « décor » qui a à voir avec l’espace réel où nous travaillons, mais qui en est une reproduction fictive. L’espace réel qui se charge de fiction. Reconstruire un décor de salle de théâtre dans une salle de théâtre ? Aller voir du côté du baroque. L’illusion. Les splendides images des Six personnages en quête d’auteur, dans la mise en scène de Vassiliev. Je les regarde fasciné en ne comprenant rien : qui sont les acteurs qui jouent les acteurs, qui sont les personnages en quête d’auteur ? Qu’est-ce qui relève du décor dans l’espace envahi par le public auquel se mêlent les acteurs ? https://www.youtube.com/watch?v=JJTQeahfbOY
2017-09-05 10:15:03
2017-09-05 10:23:50
La mort. Les fantômes. « Plus je vous ramène à la vie, plus je meurs moi-même, plus je m’éloigne de la vie, - en allant vers vous, en vous – je meurs. Plus vous êtes – en ce monde, plus je suis – dans l’autre. Comme si était maintenant levée la barrière entre morts et vivants, comme si les uns et les autres circulaient librement dans le temps et l’espace – et dans leur contraire. Ma mort – le prix à payer pour votre vie. Pour ramener à la vie les ombres du royaume d’Hadès, il fallait les abreuver de sang frais. Je suis allée plus loin que dans l’Odyssée, je vous abreuve – du mien. »
2017-09-05 10:45:05
Elle fait jouer ces personnages, crée des scènes avec eux, et converse aussi avec eux par-delà la mort. Des vieux souvenirs, notes extraites d’un travail de recherche mené il y a plusieurs années : "Il reste que la gageure de tout théâtre, c'est de dire à la fois le présent et la passé, soi-même et le monde. Maintenant, il faudrait parler de Kantor…" (Bernard Dort) "Donner corps aux fantômes est le comble de la figuration, l'exacerbation du blasphème et sans doute la définition même de l'art du théâtre. C'est un art contre le créateur, et qui n'a cessé, pourtant, de vouloir l'amadouer. Derrière l'infante de Vélasquez ou la Madone de Veit Stoss, convoqués sur l'aire kantorienne, se dissimulent toujours les figures primordiales d'un monde aboli et que la scène ou la toile sont chargées de faire resurgir à la face de Dieu." (Elie Konigson, sur Kantor)
2017-09-05 10:55:27
Motif du RETOUR. Deux mondes qui se côtoient et se rencontrent momentanément, le monde des vivants et celui des morts. Retour dans un endroit oublié : un abri où l’on fait du théâtre. Une enclave dans Moscou où demeurent ceux qui ont disparu, où s’épanouit la parole. Un retour ironique et désespéré sur soi-même, son passé. Indissociable d’une réflexion en acte sur l’art. Tout ça se construit avec les lambeaux de la mémoire.
2017-09-05 10:55:47
A propos de La Classe morte Kantor écrit : « Peut-être qu'aucune pièce n'est vraiment jouée ici, et si quelque chose essaie de prendre forme sur scène, c'est tellement sans importance face au JEU qui se joue vraiment dans ce THEATRE DE LA MORT » Oui, peut-être que nous non plus, ce n’est pas une pièce que l’on essaie de représenter. C’est plus vaste et plus flou. Une étude ? Difficulté de renouer le fil des événements et de les fixer dans une image précise. Nous voulons reconstruire notre passé, mais c’est impossible. Dans notre souvenir, les personnages et les objets sortent de leur non-existence, mais ils ressurgissent pour mourir à nouveau. Tsvetaeva écrit là quelque chose de tragique, parce qu’elle croit à la résurrection de ces souvenirs, elle s’y accroche, elle s’y perd. Et en même temps elle a bien conscience que c’est un requiem qu’elle compose. A partir de cette intuition, le LIEU de la salle de répétition est particulièrement attirant. On y revient, la vie y reprend comme autrefois, mais c’est aussi le lieu du faux. Cette salle blanche du Studio, on aurait envie de la voir se défaire, s’exhiber comme un décor, des murs blancs derrière lequel il n’y a rien et il fait noir. Il faut interroger la possibilité d’un hors-scène.
2017-09-05 11:00:34
2017-09-05 11:27:08
2017-09-05 11:30:18
Tentatives au plateau. Texte en main ou souvenir en tête. Prenons les 1ères pages du récit. Comment ça se raconte ? Comment déchiffrer le tâtonnement de la narratrice ? Partir de vous et du pas qui vous conduit au plateau. Un espace encore chargé de rien. Et se dire : il s’est passé quoi ? Vous êtes un quatuor qui, avec le souvenir qu’il a de ce début de récit, va à la découverte de la nature même du souvenir. De son surgissement, de ses éclats et demi-teintes. On ne distribue pas les personnages. On part de soi, on se cherche, on finit par raconter ensemble. → Au plateau, on a vu : des errances, des immobilités, des solitudes puis des regroupements, des dispositifs de théâtre en miniature (spectateurs-acteurs), on entend « plais-moi encore », « il ne faut pas m’aimer », un rire contagieux. On a constaté : le refuge dans le mezzo voce. Intimidé par la violence de l’aveu, on a tendance à l’engraver, à le rendre solennel, à vouloir en rendre compte avec une importance excessive. Allons-y plus naïvement. Pas trop d’intelligence, pas trop de pudeur. On se heurte aussi à la question de la narration. Qui parle ? Quelle pacte de représentation se lie, avec la prise de parole de l’auteur ? (Sonetchka : « Tous les vers écrits sur cette terre parlent de moi, Marina, ils ont tous été écrits pour moi, adressés à moi, Marina ! Marina, vous qui êtes poète, dites, est-ce que c’est vraiment important qui écrit ? Y’a-t-il vraiment quelqu’un qui écrit ? »)
2017-09-05 14:05:43
2017-09-05 14:27:24
2017-09-05 14:27:32
2017-09-05 17:57:45
2017-09-06 11:15:55
2017-09-06 11:27:49
2017-09-06 11:40:02
La figure de Ioura (Zavadsky) : « Il ne s’enflammait que pour le théâtre ». Ioura et Sonia répètent, devant leur camarade Pavlik, l’adaptation théâtrale de la nouvelle Le Port, de Maupassant. Il est évident que la répétition se passe mal. Un non-dit entre les deux comédiens, une mauvaise foi des deux, la paresse des comédiens talentueux qui pensent n’avoir rien à prouver, bref ça patine. Jusqu’à ce que Sonia laisse entendre que c’est la lâcheté amoureuse de Ioura qui gangrène jusqu’à leur travail de comédiens. Elle quitte la salle. Marina, assistant discrètement à la répétition, va alors parler de Ioura. De ce qu’il est, de ce pourquoi elle l’aime, de ce pourquoi il est si grand et si faible, si insignifiant, si acteur. Des bribes de scènes nourrissent sa description. Ca vire en procès. Marina, la non-comédienne de la distribution, joue la grande scène du procureur. On cherche comment dire ça, comment jouer ce long passage qui n’est dit à personne, qui est un mouvement de plume sur la feuille, qui mêle des adresses aux disparus, un monologue intérieur, des bribes de dialogues passés… Toute l’ambigüité de ce type d’adaptation théâtrale se retrouve dans cette scène.
2017-09-06 14:34:49
Collages. La forme ne pourra venir que de la rencontre de différents moments. Collage, surimpression. Il y a un travail de montage minutieux à faire. Les souvenirs doivent entrer en collision. Une scène est racontée, elle sera racontée à nouveau plus tard, infléchie par les autres souvenirs ou pensées qui se seront invités par hasard en chemin. On a le droit (et besoin) de détricoter et manipuler le texte, dont la logique n’est qu’une proposition.
2017-09-06 14:50:28
2017-09-06 15:00:39
2017-09-06 15:36:10
2017-09-06 15:37:08
2017-09-06 15:37:12
On a cherché du côté du souvenir, essayons de voir ce que ça donne si l’on colore ça de l’idée de rêve. Ce n’est pas un récit de rêve, mais lorsque l’on raconte un rêve, on est forcé de chercher à proposer une logique, qui est vouée à se détruire elle-même. Raconter un rêve : souci de précision, de détail, attention qui se fixe, quand on raconte, sur n’importe quel objet que nos yeux rencontrent. On cherche une chronologie. On ne la trouve plus. On hésite mais on raconte fermement (parce qu’on redoute de dire ce que l’on dit, on est aussi prudent qu’audacieux.) Exemple : Travail sur un passage du texte où Marina reçoit la visite d’un inconnu, le frère de Volodia, qui s’inquiète de la disparition de son frère et s’interroge sur les liens qui l’unissaient à Marina. On se donne pour point de départ cette idée du récit de rêve. Ca place les deux acteurs dans des dimensions incompatibles, et l’intérêt de la scène est dans la porosité potentielle de ces deux dimensions, qui en crée une troisième, celle du moment théâtral ainsi créé. Jeanne (Marina) est dans le récit. Ses répliques échangées avec Clément (le frère), elle les donne presque comme des éléments informatifs pour nous, tout est dit face à nous. Lui « joue », il lui parle, il appartient à la sphère de la fiction. Mais quand ils se rejoignent, quand un contact physique se produit, c’est un moment de vacillement qui réinterroge toute la scène que l’on a vue précédemment, sa vérité possible.
2017-09-07 11:23:12
2017-09-07 15:46:09
2017-09-07 15:46:17
2017-09-07 17:00:09
2017-09-07 17:03:20
2017-09-07 17:30:30
2017-09-07 17:35:40
2017-09-07 18:00:48
2017-09-08 12:00:59
2017-09-08 12:03:09
2017-09-08 12:14:02
Personnages/Morts/Doubles. Peut-on « jouer » ces personnages, leur conférer une existence autonome ? Ils sont des abîmes : Sonia dans la vie/Sonia sur scène/Sonia morte/Sonia vivante dans la mémoire… Surimpression de différents moments du texte : on voit Sonia jouant Nastenka dans Les Nuits Blanches, et Sonia parlant d’amour à Marina. L’énergie est la même, la maladresse aussi. Le texte de Dostoïevski rencontre un autre texte tout aussi littéraire, voire plus : celui de Tsvetaeva.
2017-09-08 14:10:18
« Et à la façon dont elle prononçait ce mort d’amour, on voyait bien qu’elle se mourait d’amour – pour lui – pour moi – qu’elle mourait d’amour pour tout : Révolution ou pas, rations ou pas, bolchéviks ou pas – de toute façon, elle devait mourir d’amour parce que c’était sa vocation – et son destin. »
2017-09-08 14:35:50
Les Nuits Blanches : « Je connais bien, Marina, moi-même, je m’y suis promenée, j’aimais tant… La première fois que je les ai lues… Je ne les ai jamais lues pour la première fois ! Mais dans « Les Nuits blanches », je ne suis pas seulement elle, je suis aussi lui, le rêveur qui n’a jamais réussi à s’extraire de la nuit blanche… Je suis toujours dédoublée, Marina, non, ce n’est pas moi qui me dédouble, c’est moi qui suis – deux, à deux : même dans mon amour pour Ioura : je suis-moi, et je suis aussi – lui ; Ioura : je pense toutes ses pensées, il ne l’a pas encore dit – que je sais déjà (c’est pour cela que je n’attends rien !). C’est drôle à dire : mais quand je suis – je suis trop paresseuse pour m’aimer moi-même… Il n’y a qu’avec vous, Marina, que je suis – moi, et – encore moi. (Et le plus vrai, sans doute, Marina, c’est que je suis tous ceux qui pendant les nuits blanches sont si pleins d’amour, qui se promènent, errent… Je suis moi-même nuit blanche…) »
2017-09-08 14:50:05
Il devient certain que notre travail exclut toute dilution impressionniste. Toute mélancolie. Si l’on s’intéresse au trouble (passé/présent, réalité/fiction,…) c’est dans la lumière crue de la salle de répétition que l’on peut le traquer sans se noyer dedans. Clarté de la langue, les yeux grands ouverts pour redonner vie au passé. Malgré le goût de Sonia et de Marina pour une certaine poésie sentimentale, nous avons besoin de travailler sur les arêtes, les ruptures tranchantes, la matérialité du lieu, et pas sur l’impalpable.
2017-09-08 15:00:47
2017-09-08 16:29:23
2017-09-08 18:00:36
2017-09-08 18:05:29
Dernier jour : matinée qui nous comble, parce que la traversée en impro de la première partie nous révèle des voies possibles, non pas pour raconter l’histoire (est-ce l’enjeu, finalement ?) mais pour trouver comment le plateau peut accueillir ce temps à déplier. Il y a quelque chose à chercher dans la remontée du temps, dans la répétition des événements (répétés, enrichis, confrontés, ils dévoilent un à un des éléments neufs qui parachèvent le dessin global. Pour la prochaine fois, il faudra découper le texte, concrètement, presque phrase par phrase, en faire un tissu qui se lit dans tous les sens, sans chronologie, avec des surimpressions de mots et d’images qui, parcourus et reparcourus, nous feront oublier la question bien trop floue qui est la nôtre. Le fameux « vacillement », le damné « trouble », qui devront s’incliner devant la précision des motifs).
2017-09-09 12:15:33
2017-09-09 13:03:04
2017-09-09 14:51:26
2017-09-09 15:45:51
2017-09-09 15:55:43
2017-09-09 16:00:58
2017-09-09 16:05:04
2017-09-09 16:38:02
2017-09-09 16:38:23
Les ultimes passages au plateau, pour cette semaine : chargés par notre enthousiasme du matin, on se propose de jouer, tout simplement, les scènes centrales (scènes amoureuses, scènes au Studio) puis les scènes finales du récit : les adieux, les amertumes. A-t-on eu tort ? Sûrement non, même si l’ampleur de l’entreprise et l’envie de se jeter dans l’émotion du texte nous laissent in fine insatisfaits, comme si le champ de recherches entrevu ce matin nous forçait à reconnaître qu’il est trop tôt pour vouloir construire et raconter. Mais qu’est-ce qu’on y a vu ? De l’inconfort. De la stupéfaction devant la violence des mots. Le sentiment qu’il ne faut pas charger d’enjeu la parole des personnages, de Sonia notamment, quand elle parle d’elle comme d’une morte. Si on met ça en scène, c’est dans une écriture scénique pas encore trouvée que ça prendra sens. Pas dans une seule recherche de justesse, d’incarnation. Ce qu’on a vu aussi : le recours trop systématique à la recréation sur scène d’un dispositif scène/salle. Parce que ça se passe dans le milieu théâtral, on joue à être des spectateurs et des acteurs. Ca a des limites évidentes. Comment casser cette mise en abyme trop élémentaire ? Comment ce dispositif peut-il devenir inhérent à nos personnages, à notre écriture, sans qu’il soit besoin de le figurer ?
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2017-09-09 18:27:50

Les Cahiers du Studio version 1.7.5-dev

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September 3, 2017 10:00 AM
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Résidence de Recherche Hugues de la Salle - Du 04/09/17 au 09/09/17 Hugues de la Salle, comédien, metteur en scène Avec les comédiens Suzanne Aubert, Jeanne Vimal, Clément Barthelet, Adrien Serre et la scénographe Camille Vallat Dessins : Camille Vallat
Se souvenir, avant d’arriver ici, qu’on a appelé « Studios », à Moscou, les structures pédagogiques et expérimentales qui permettaient à un acteur ou un metteur en scène de développer son activité artistique en dehors des contraintes des théâtres existants. « Le premier Studio du Théâtre d’Art fut fondé par Stanislavski et confié à Meyerhold. Il devait servir de « laboratoire » du système. Vakhtangov, Mikhaïl Tchekhov, Alexeï Popov, notamment en sont issus. S’ouvrirent ensuite le deuxième et le troisième Studio du Théâtre d’Art (celui de Vakhtangov) et la mode des Studios proliféra à Moscou dans les années vingt et trente. »
Ensuite, faire remonter quelques souvenirs de cinéma. Vanya 42e rue, Louis Malle La caméra circule dans des rues de New York, s’attarde sur des personnes, qui marchent, se rencontrent, et finissent par se réunir devant une porte. Ils entrent dans ce qui se révèle être un théâtre, une espèce de Bouffes du Nord superbe, se saluent, commencent à parler de tout et de rien, et insensiblement, sans que l’on perçoive la bascule, ils sont en train de jouer Oncle Vania, dans leurs costumes de ville, autour d’une table. On est en train d’assister à un filage, qui a toutes les apparences de la vie. Même si l’on a bien conscience qu’il s’agit d’un film (donc joué), et d’un film de théâtre. Ces êtres sont des comédiens, interprétant des comédiens. Le point central du film n’est donc pas Vania et ses personnages, mais la rencontre de ces différentes strates de jeu.
Holy Motors, Leos Carax Quelques plans nous transportent dans un espace-temps multiple, sans repère narratif: un cinéma, un chien dans les allées du cinéma, un homme en pyjama ouvrant une porte dans un mur, un visage d’enfant par une fenêtre. (Si ma mémoire est bonne). Puis un semblant de fiction : un homme manifestement riche, puissant, sort de sa maison luxueuse, monte dans une limousine. Là il se costume dans ce qui se présente comme une loge de ciné. Le choc n’est pas tant dans ses métamorphoses successives, qui rythment le film, que dans les accrocs qui mettent à mal ce semblant de linéarité : - Après plusieurs séquences où cet homme endosse des rôles (mendiante, gangster, créature monstrueuse, père de famille…), la limousine a un accrochage avec une autre limousine, semblable. Et l’on réalise que cet homme n’est pas une exception, il est comme tous les autres, et tous sont comme lui : des acteurs en mutation permanente. Il aperçoit dans cette autre limousine une femme qu’il reconnaît et qui le reconnaît, même s’ils sont méconnaissables. Ils se sont connus déjà, mais ils étaient d’autres. Et tous deux commentent leur transformation : tu es qui maintenant ? Tu t’appelles comment ? On t’a vieilli ? - L’ultime costume de cet homme : la conductrice de la limousine lui remet des clefs, le dépose devant un pavillon de banlieue. C’est ici qu’il dormira, qu’il se lèvera le lendemain, pour recommencer la ronde des transformations. L’identité sous laquelle on l’a découvert au début du film n’était pas plus réelle que les autres.
La Nuit américaine, François Truffaut Le premier plan, dans une rue de Paris. Le mouvement ascendant de la caméra nous révèle que ce que nous voyons, et considérons naturellement comme la fiction que nous voulons suivre, est un tournage. La dernière scène est celle des adieux de tous les membres de l’équipe du film. Entre temps, il y a eu des ruptures, des rencontres, un décès, la vie quoi, mais une vie vraie et fausse à la fois, celle qui se tissent entre des gens dont la profession est de recréer une fausse réalité.
Ces quelques exemples pour essayer de cerner les contours d’un motif qui me trouble toujours, la plongée dans la fiction, le doute et les cahots qu’elle suscite. Spectateur très naïf, attaché que je suis à la notion de personnage, aux belles histoires, aux émotions premières, je crois que ces émotions viennent essentiellement du fait que je sais toujours que plus c’est vrai, plus c’est faux, et inversement.
C’est la base de ce qu’on fait, certes. C’est même un peu évident comme constat, j’en conviens. Donc l’objet de notre recherche ne sera pas de théoriser un propos, mais de se laisser griser par cette ambivalence. Nous faisons du théâtre, nous endossons des rôles, nous tâchons de les rendre crédibles, de leur apporter l’humanité qui leur donne un sens et une nécessité. Et ce travail n’est guère différent de la vie. D’ailleurs, et Truffaut le montre avec une pointe d’amertume, le fait d’en faire notre métier nous contamine peut-être un peu, dans nos vies quotidiennes. ("Ecoute Alphonse. Viens. Tu vas rentrer dans ta chambre, hein. Tu vas relire le scénario, tu vas travailler un petit peu et tu vas essayer de dormir, hein. Demain c’est le travail, et le travail est plus important. Ne fais pas l’idiot Alphonse. Tu es un très bon acteur, le travail marche bien. Je sais il y a la vie privée mais la vie privée elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie Alphonse, il n’y a pas d’embouteillages dans les films, il n’y a pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit. Des gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma. Salut Alphonse, je compte sur toi." La Nuit américaine) Ou : "Je tourne toujours autour de la question qui me tourmente depuis trente ans : le cinéma est-il plus important que la vie ?"
« (L’amour – c’est la vie, pas d’amour… Aimer, pour Sonetchka, c’était – être, ou mieux, ne pas être afin de se réaliser en l’autre.)
« J’ai dit « les personnages ». En réalité, dans mon histoire, il n’y avait pas de personnages. Il y avait l’amour. C’était lui qui agissait à travers les personnes. »
Pour débrouiller cette question, je m’intéresse à ce texte de Marina Tsvetaeva, Histoire de Sonetchka. Le texte est passionnant à la base, Tsvetaeva est une poétesse immense, une figure tragique, qui se montre ici dans toute son intimité flamboyante. Chez elle, les sentiments sont toujours trop forts, elle ne connaît pas la demi mesure, la pudeur raisonnable. Et ce récit m’intéresse parce qu’il n’a pas du tout la forme d’un chef d’œuvre, mais sa nécessité absolue est tangible dans chaque mot.
1937 : Marina est en exil en France. (Elle a quitté en 1922 la Russie Bolchevique). Elle apprend que deux ans auparavant, en 1935 donc, Sonia Holliday est morte. Elle écrit son histoire, parce qu’elle ne peut pas ne pas le faire. Sonia, elle l’a rencontrée à Moscou dans les années qui ont suivi la Révolution d’Octobre, 20 ans avant. Sonia était élève comédienne au IIème Studio d’Art de Moscou. Dans ces années de famine, de misère, l’effervescence artistique était immense. Marina, poétesse déjà reconnue, n’a guère d’affinité pour le théâtre. Mais lorsqu’elle rencontre Pavlik, Ioura, Volodia, Sonia, tout ce groupe de jeunes gens acteurs, passionnés, beaux, elle se passionne à son tour pour leur art et surtout pour eux. Elle leur écrit des pièces. Elle les aime d’amour fou. Donc en 1937, elle opère un retour en arrière, une plongée dans le souvenir, elle fait ressurgir le Moscou de l’époque, la jeunesse, la Révolution, la beauté, la poésie, l’amour. Elle écrit par bribes, dans toute la confusion du souvenir. Elle réinvente beaucoup, sans doute. Ce qu’elle raconte est évidemment infléchi par les 20 ans de distance, par la douleur qu’a été sa vie depuis, par l’amour qui imprègne ses souvenirs. Mais on a affaire à quelque chose qui ressemble à la création théâtrale et à ses ambiguïtés : des personnes réelles, certaines sont toujours vivantes, transformées en figures littéraires, dont on commente au présent l’attitude passée dans la vie et sur scène. Elle les fait parler comme un auteur de théâtre. Mais ce qu’elle aime (chez Sonia) c’est que Sonia sur scène et Sonia dans la vie, c’est la même chose, la même grâce brute, la même franchise. Et c’est aussi ce qui fait que les gens qui travaillent avec elle n’aiment pas Sonia. C’est trop facile pour elle. Où est la vraie ?
Il n’est pas dit que ce récit soit vraiment une matière à jouer. Il faudra voir. Mais en tout cas on va essayer : de mettre au plateau la démarche de Tsvetaeva, de donner naissance à ces personnages qui n’en sont pas et qui seront vous, d’une certaine manière. Ce sont des acteurs. Ce sont des gens. On les fait naître, on les fait jouer. Si c’était un spectacle, il aurait la forme d’une répétition.
Placer notre démarche à l’endroit du vacillement. Le geste d’écriture de Tsvetaeva nous y invite. La re-création d’un monde aboli nous place à la limite qui sépare le réel de la fiction. Réunissant dans le même instant le passé lointain et le présent de la remémoration, il fait se fusionner ces extrêmes, unifiés par la brûlure des sentiments. Dès lors, plus de passé et de présent, mais un moment unique, à déplier. Celui du théâtre, donc, pour nous. Et c’est d’autant plus complexe que les événements relatés sont eux-mêmes saisis par le théâtre. Avec tout ce qu’il suscite d’admiration et de méfiance. Tout ça peut en effet se lire comme le récit des complications amoureuses qui font le quotidien d’un groupe de jeunes acteurs, qui savent ou ne savent pas utiliser le théâtre comme outil de vérité ou de mensonge. (On pourrait aussi insérer là un travail sur les premières scènes du Songe, de Strindberg. Là aussi le réel et la fiction se créent l’un l’autre, dans une logique certaine mais indiscernable, où l’on se demande surtout et avant tout qui rêve. On n’aura pas le temps.)